Nous ne confinerons pas notre colère

Photo prise à Beyrouth le 1° Mai 2020 (crédit photo: Hassan Ammar)

Après nous avoir séparés, dans l’urgence, entre ceux que l’on pouvait sacrifier sur l’autel du Devoir et du Travail et ceux que vous vouliez prostrés, confinés, prêts à bondir à votre ordre sur leurs postes de travail et leurs caddies…

Après nous avoir concédé quelques menus plaisirs pendant toute cette période, nous connaissons l’irrépressible nécessité de ne plus confiner l’expression pratique de notre colère…

Notre colère, pour exister, ne peut continuer à être confinée ou virtuelle.

Et ce dès le 1er Mai

Depuis longtemps notre colère n’a connu que défaites. Nous avons laissé le monde tourner aux mains de toutes les sortes d’organisateurs de ces défaites. Pour vivre nous avons même mis la main à la pâte. A chaque fois la faiblesse du mouvement social nous a amené à confiner notre colère, à nous confiner dans la sphère privée, à ne plus la publiciser, à la privatiser.

C’est pourquoi, lorsque vous saisissant de l’opportunité de la pandémie, vous nous avez intimé l’ordre de nous confiner ou de continuer à assurer la continuité de l’Etat et de l’Economie, il n’y avait rien de bien nouveau. Un Etat d’Urgence libéralo-sanitaire succédait, après l’écrasement par la force brute des rebellions en cours, à un Etat d’Urgence socialo-terroriste.

Et nous, depuis plus d’un mois, responsables, soucieux de la protection de nous autres, nous avons tétanisé cette colère sourde qui resurgissait ; obligés de travailler, de nous mettre en danger chaque jour, la boule au ventre, la rage au cœur ou alors de rester confinés.

Tous condamnés à vous écouter, à vous lire, à vous voir envahir les écrans à longueur de ce temps contraint, à nous justifier de nos déplacements et de leur durée. Vous nous avez abreuvé du spectacle de vos mensonges, de votre ignorance, de vos revirements, de votre hypocrite bienveillance, de votre mépris glacé. En nous enfermant, dans nos logements ou sur nos lieux de travail, vous nous avez volé nos minutes, nos heures, nos jours, notre temps.

Seuls de menus plaisirs nous sont restés ; la plainte, le référé, la revendication de droits, la pétition, l’alerte nous ont été laissées. Et nous nous en sommes saisis autant que nous l’avons pu, et nous comptons bien nous en saisir encore autant que nous pourrons, pour montrer que bien qu’épuisés au boulot, ou confinés, nous sommes, nous restons vivants. Nous nous en saisissons comme autant de bouées de sauvetage dans cette situation d’impuissance pratique.

Confinés parce que nous manquons de tout, au boulot manquant de tout, oui bien sûr nous ne pouvons que nous réjouir de toutes les difficultés que rencontrent les pouvoirs, de toutes les entraves, de tous les référés, de toutes les plaintes, de toutes les pétitions, de toutes les alertes, de toutes les dénonciations de vos saloperies.

La Poste, Amazon, à qui le tour de ces saigneurs d’être momentanément contraints à un peu de bienveillance avec ses salariés, contraints d’être priés de faire ses profits d’une autre façon, de payer un peu plus d’impôts à l’Etat… pour que ce dernier ne mette surtout pas en péril son budget lorsqu’il commandera une nouvelle rasade de gaz lacrymogènes, de drones, de bracelets électroniques, d’application duchmol ? A qui le tour, pour qu’on puisse être contents, qu’on puisse enfin travailler, consommer en toute sécurité.

Travailler, consommer en toute sécurité, vous vous écoutez ?

Et nous on serait contents, on pourrait s’en contenter. On serait contents que des juges qui confinent à longueur de vie des dizaines de milliers d’entre nous dans des prisons, des hôpitaux psychiatriques, dans des travaux d’intérêt général, mettent une rose sur ce charnier, mettent un espoir de justice, répondent à une attente de justice ?

C’est vrai qu’on pourrait s’en contenter car c’est pas le moment. Le moment c’est après, vu qu’après ils devront bien rendre des comptes…

Mais pouvons nous attendre ?

L’expression de notre douleur peut-elle n’être qu’une plainte ?

L’expression de notre colère peut-elle n’être qu’une pétition ? Une manifestation virtuelle ? Des travaux pratiques dans nos maisons, sur nos écrans ?

Nous ne le pensons pas, car lorsque nous lançons « Vous ne confinerez pas notre colère », comme un cri de défi à l’immobilité à laquelle nous sommes contraints, nous avons envie d’ajouter « Vous ne confinerez pas notre colère dans une pétition, dans des plaintes, dans des requêtes, dans des revendications de droits, dans des cahiers de doléances ».

Tripoli (Libye) 28 avril 2020

En lançant « Vous ne confinerez pas notre colère », Nous ne vous soumettons rien.

Nous qui ne sommes rien, nous qui sommes les sans-dents nous n’avons pas besoin de votre attention. Nous ne nous trouvons pas dans une salle d’attente avant une consultation.

En lançant « Vous ne confinerez pas notre colère », nous la publions, cette colère, à la face du monde existant, pas pour réussir, pas pour être efficaces, mais pour exister. Pour commencer à être tout, pour redevenir les sujets de notre vie, pour reprendre la main sur le temps de notre vie, pour échapper à vos rendez-vous télévisés, à vos dates, à votre calendrier et à vos sacrées vacances.

Et nous ne ménagerons pas nos forces.

La catastrophe n’est pas ce que nous vivons.

Elle sera là si, déconfinés, appauvris, obligés de retourner ou rester au travail, le virus de la soumission s’étend à nouveau pour un bon moment sur nos vies dans l’attente de la prochaine crise sanitaire.

Le déconfinement de notre colère est notre état d’urgence, dès le 1er Mai